Une adepte des extrêmes

Je ne voulais pas être la maîtresse d’un homme marié. (…)
Dans mon pays, le mariage arrangeait ces choses et on criait à bas la polygamie (dans un pays musulman comme le Sénégal, avoir plusieurs femmes étaient chose courante); mais les hommes ici épousaient une femme, avaient des maîtresses et vivaient dans l’infidélité permanente et on criait vive la monogamie (l’auteure dénonce ici le formalisme hypocrite qui entoure le régime monogamique en Occident et dans nos sociétés modernes).
Extrait de Cendres et Braises, Ken Bugul

Ken Bugul, auteure-écrivaine sénégalaise

J’aime cette femme. Au fond, sans me l’avouer peut-être que j’aimerais avoir son courage, ses vices et l’assumer. Quelqu’un a dit qu’une personne normale ne pouvait pas être une personne heureuse. Parfois nos souffrances viennent de nos attentes « normales », du désir d’une vie normale (banale). Parfois, nos inquiétudes et nos tourments jaillissent de la volonté d’entrer dans un moule tout fait par les autres. Ken Bugul (Celle dont personne ne veut ni même la mort en Wolof) échappe à ce prisme social. D’où tout mon intérêt pour le personnage.

QUI EST KEN BUGUL?

De son vrai nom Mariètou M’baye, Ken Bugul (nom d’auteure) est née en 1947 à Malem-Hodar dans la région de Kaffrine au Sénégal. Mariètou est la dernière née d’une famille nombreuse. Lorsqu’elle était âgée de 5 ans, elle a été séparée de sa mère pour des raisons liées à la coutume à l’époque dans cette région, Mariètou se retrouve donc seule dans une concession familiale, avec les coépouses de sa mère et des nièces et neveux plus âgés qu’elle.
Coupée très tôt de l’amour maternel, elle n’a pas non plus connu l’affection paternelle puisque son père avait déjà 85 ans et était aveugle à sa naissance. Elle l’appelait d’ailleurs « grand-père » comme le faisait ses neveux et nièces. L’auteure a connu une enfance difficile, marginale mais assez douloureuse pour l’emmener à créer son monde à elle. Un monde dans lequel elle se réfugiait pour lire, se cultiver et accroître son sentiment d’exister, d’être désirée, d’être aimée, d’être voulue.

« L’abandon de ma mère fut pour moi un déchirement, l’origine de tous mes questionnements existentiels. Ma mère ne m’aimait-elle pas? Préférait elle ses autres enfants à moi? Je n’ai pas vraiment pu trouver de réponses mais écrire était la seule thérapie que j’avais pour en guérir. »

De l’autre côté du regard…

C’est le titre de l’un des romans de Ken Bugul, un roman que l’auteure a écrit avec un style particulier, un mélange de berceuse, de rythme, de cadence et de souffle. Dans cet ouvrage, elle fait la paix avec ses vieux démons, ceux de la séparation d’avec sa mère. Mais surtout, elle mène une quête, celle de l’amour inconditionnel de sa mère passée de vie à trépas…Le besoin, ce besoin viscéral un peu enfantin de ravir la vedette à l’une de ses nièces qu’elle trouvait trop proche, trop aimée de sa mère. « Je voulais rejoindre maman avant elle. Je voulais être plus proche de l’âme de ma mère défunte parce que même morte, j’avais peur qu’elle ne préfère ma nièce à moi. »

Le cri d’un enfant adulte en mal d’amour maternel et qui recherche cet amour même après la mort de sa mère

A la découverte d’un univers différent, excitant…

Mariètou M’baye Biléoma après sa première année d’université obtient une bourse d’études pour la Belgique en 1971. Sa vie bascule, ses croyances, son quotidien…Elle dit, je la cite: « J’ai découvert que j’attirais les regards, que femme noire au milieu de tous ces blancs, j’étais un sujet d’intérêt. Je croyais au départ que c’était pour mon érudition mais j’ai découvert que j’étais au delà de mon niveau de culture, de ma tête bien faite, femme…Je ne m’étais jamais regardée comme une femme, désirable »

Mariètou M’baye rentre dans le cercle fermé de la haute bourgeoisie. Elle vit une vie de luxe loin de la misère au pays natal mais aussi une vie de frasques : drogue, alcool, prostitution par besoin d’affection. Cette capacité de l’auteure à se mettre à nue me sidère, m’effraie et m’émerveille en même temps. Qui ose dire à la face du monde qu’il ou elle se prostitue ou s’est prostitué? Mariètou M’baye est de ces plumes acérées qui n’ont pas peur de la vérité du verbe et qui n’ont pas peur d’affronter le regard accusateur d’autrui.

« Je me donnais aux hommes parce j’en ressentais le besoin. Je le faisais parce que cela contentait l’enfant en mal d’amour filial qui sommeillait en moi. Je ne le faisais pas pour de l’argent. »

L’auteure parle de cette période trouble de sa vie dans le baobab fou

La descente aux enfers puis la vie dans la rue…

En 1973, Ken Bugul rentre brièvement au Sénégal où elle décroche une bourse pour aller suivre une formation à l’Institut National de l’Audiovisuel de Paris. Là, elle rencontre l’amour. Un français marié avec qui elle vit un conte de fées qui se transformera très vite en cauchemar. Un cauchemar qui durera cinq ans. Ken Bugul subit de la part de cet homme, violences psychologiques et physiques et finit par se retrouver dans un asile de fou. Et c’est de là-bas qu’elle rentrera au Sénégal à nouveau en 1981, sans argent, sans mari, seulement avec une valise et le désir de se reconstruire, de se redécouvrir. Ken rentre déboussolée mais l’est plus encore face au mépris des membres de sa famille qui la traite comme un échec et une honte. Ken a vécu dans la rue. C’est dans la rue qu’elle écrit son premier roman: Ken Bugul.

28ème épouse d’unserigne et enfin respectée

Sa route croise celui d’un homme d’un certain âge avec qui elle se lie d’amitié. Avec le temps, leur relation évolue. Il devient son mentor, son guide spirituel et son amant. Elle deviendra plus tard, sa vingt-huitième épouse. Une expérience que l’écrivaine dit avoir appréciée et qui l’a beaucoup aidée à se reconstruire parce que je cite : « Le serigne me voyait comme j’étais et il m’aimait comme j’étais. Il ne me traitait pas comme une folle et il ne pensait pas non plus que je l’étais. Ses épouses ont été des amies pour moi. Cet homme m’a guidée vers ma destinée. Et d’ailleurs, il m’avait prédit que je me marierais et que j’aurai un enfant. Cet homme m’apaisait. ». « 

Ken Bugul: Une femme simple, humble et souriante

En mars passé, l’écrivaine était à l’Institut français de Cotonou. Ce jour là, je me sentais mal en point mais je voulais la voir, lui parler, la regarder de près, la toucher et j’ai pris sur moi, je me suis douchée et je suis partie. En retard mais présente. L’une des premières personnes avec qui j’ai discuté cet après-midi là, c’était elle. Par courtoisie, je me suis avancée vers le doyen Florent Couao-Zotti pour le saluer et alors qu’on discutait, elle est venue jusqu’à nous. J’ai vu une femme simple, souriante et drôle. On s’est salué, parlé un laps de temps et je lui ai promis lui laisser un exemplaire de Écrin d’ivresse où j’avais écrit un poème en son honneur. Pour moi, cette dame est une héroïne. Parce que oui, il faut en être une pour devenir une écrivaine célèbre, pour retrouver son chemin après être passée par tout ce par quoi elle est passée.

Mariée à 40 ans et mère d’une fille

J’ai rencontré mon mari lors d’un colloque. J’avais une amie qui m’embêtais tout le temps parce que je n’avais ni mari ni enfants. Elle disait tout le temps: « Tu sais que ce n’est pas normal, à ton âge et dans notre société? Vas voir ce monsieur, disait elle en indexant un homme de la main. C’est un médecin béninois. Il pourra peut-être t’aider. » Personnellement, je m’en foutais. J’avais mon boulot. J’écrivais. Je m’épanouissais et j’avais pas envie de me prendre la tête. En plus, je n’avais aucun problème de fécondité pourquoi voulait-elle que j’expose ma vie privée à un étranger, médecin soit-il? Mais c’était une bonne amie et je ne voulais pas la décevoir. Je m’étais alors approchée de l’homme et lui ai dit: « Bonjour monsieur. Vous voyez ma copine qui est là-bas, elle m’a dit que ce n’était pas bien qu’à mon âge, je sois sans mari et sans enfants. Que vous êtes médecin et que vous pourriez peut-être m’aider. » il m’a regardée en souriant et a dit: « Vous voulez un enfant? Vous savez ce n’est pas bien compliqué d’avoir un enfant. Il vous suffit de venir passer du temps avec moi dans ma chambre. C’est tout bête et tout drôle quand j’y repense mais c’est comme ça que j’ai connu mon mari, ma fille est née et plus tard nous nous sommes mariés. J’ai vécu plusieurs années à Porto-Novo avec mon mari et notre fille, Yasmina.

Les oeuvres de Ken Bugul

  • 1984 : Le Baobab fou
  • 1994 : Cendres et Braises
  • 1999 : Riwan ou le Chemin de SableGrand prix littéraire d’Afrique noire9.
  • 2000 : La Folie et la Mort
  • 2003 : De l’autre côté du regard
  • 2005 : Rue Félix-Faure
  • 2006 : La Pièce d’or
  • 2008 : Mes hommes à moi
  • 2014 : Aller et Retour
  • 2014 : Cacophonie